Ce n’est pas l’eucharistie qui a manqué

Avec le confinement, la suspension des messes publiques a transformé nos communautés chrétiennes en villages gaulois, divisés par de grands débats sur les moyens d’y faire face et l’opportunité des retransmissions vidéos. Puis, à mesure que s’approchait le déconfinement, s’est exprimé un empressement croissant à reprendre le chemin de l’église et la contrariété à l’idée de rater la fête de la Pentecôte, après celle de Pâques déjà vécue séparément. Le Conseil d’État a fort heureusement retoqué les restrictions que le gouvernement entendait poser, au nom du respect de la liberté de culte.

Beaucoup de chrétiens ont manifesté le souci de chercher une signification à tout cela. Lire les signes des temps est un exercice toujours risqué : on risque bien de ne chercher que la confirmation de ses propres attentes ou de ses craintes, plus que les éventuels véritables signes des intentions divines.

Dans les sermons que j’ai entendus depuis la reprise des messes publiques, cette relecture a surtout été centrée sur ce que révélait le besoin de retrouver l’Eucharistie, plus que sur la raison de l’interruption. Il s’agissait surtout de comprendre pourquoi nous tenions tant à retrouver le Très Saint Sacrement, plutôt que comprendre pourquoi Dieu avait permis que nous en soyons privés momentanément.

Cette interrogation rejoignait d’ailleurs la parole de nombreux fidèles qui exprimaient un désir si ardent de communier à nouveau que l’idée d’en être privés plus longtemps leur était intolérable. Il était devenu tout à fait impossible de mener une vie chrétienne sans communier chaque semaine. Ce n’est pourtant pas ce qui avait été répondu, peu de temps avant, aux catholiques d’Amazonie, qui demandaient la possibilité d’ordonner prêtres, à titre exceptionnel, quelques hommes mariés là où l’absence du clergé prive les fidèles. Il y a là une contradiction grave, dont il faudra bien rendre compte un jour.

Nos prédécesseurs dans la foi auraient sans doute trouvé cette inquiétude bien étrange, eux à qui l’on avait tant répété l’obligation d’aller à la messe au moins une fois l’an. Jésus nous a laissé la recommandation de prier sans cesse. Mais quand il nous dit « prenez et mangez-en tous », il n’a jamais dit à quelle fréquence.

Il n’a pas manqué de prêtres pour s’émerveiller de voir un tel attachement à la présence réelle du Christ. Avec un peu de recul, tout cela soulevait tout de même un étonnement. Y avait-il donc parmi nous tant de chrétiens incapables de survivre sans eucharistie hebdomadaire, comme des poissons hors de l’eau ? Si notre Église compte autant de mystiques, comment se fait-il qu’elle ne soit pas plus rayonnante ?

La lecture exclusivement spirituelle de ce manque est-elle vraiment juste ? N’est-elle pas en grande partie une projection de ce que l’Église – et en particulier les prêtres – aimeraient voir chez leurs ouailles : des fidèles profondément dévots, ne vivant que de l’Eucharistie ? Quelle part cette revendication d’accès à l’eucharistie comportait-elle de conformation sociale, pour ne pas dire de marqueur identitaire ?

Cette lecture très spirituelle évacue un peu trop rapidement la dimension simplement sociale de la messe : le besoin de se retrouver, d’être ensemble. C’est une réalité incontestable, qui a certainement compté pour une part non négligeable dans le besoin de retourner à l’Église, et qui n’a rien de déshonorant. La messe ne se réduit pas au seul sacrifice eucharistique, qui en est certes le cœur : ce faisant, elle est aussi le rassemblement d’une communauté unie dans la foi. Ne dit-on pas d’ailleurs que le Christ est présent dans l’assemblée réunie en son nom ?

Il est révélateur d’entendre autant de prêtres parler de ce manque, alors qu’ils étaient bien les seuls à ne pas être privés de messe. Parlent-ils en notre nom des manques que nous aurions dû ressentir si nous étions vraiment de bons fidèles ? Sinon, que manquait-il donc aux prêtres, eux qui pouvaient toujours célébrer la messe ? Pas l’Eucharistie. Pas la Parole. Pas la présence du prêtre. Alors quoi ? L’assemblée. Ce n’est pas l’eucharistie qui a manqué. Elle n’a jamais manqué. Le sacrifice d’actions de grâce n’a jamais cessé d’être offert, en notre nom, par tous les prêtres. Ce qui a manqué, c’est l’assemblée. Avec sa double dimension : mystique, de corps du Christ, mais aussi tout simplement sociale. À force d’insister sur la présence « réelle », on finit par induire l’idée que les autres sont un peu factices – reléguant un peu vite aux oubliettes les paroles mêmes de Jésus (« Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux »).  Ne laissons pas une focalisation excessive sur l’eucharistie nous conduire à mépriser le reste, et notamment cette dimension sociale, car elle est aussi une réalité spirituelle.

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