Le gérant habile

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La parabole du gérant habile, qui était lue le dimanche 18 septembre, est l’un de ces textes compliqués que l’Évangile nous donne parfois à entendre. C’est sans doute même un cas où la parabole choisie par Jésus complique la compréhension de son message, au lieu de la faciliter.

La complexité ne vient pas du propos final de Jésus, qui est très clair. D’ailleurs, la lecture brève, qui se concentre sur la fin de la parabole, est beaucoup plus simple : à celui qui n’a pas été digne de confiance, on ne confiera pas de grandes choses ; et l’on ne peut servir deux maîtres à la fois – Dieu et l’argent. Mais la parabole qui précède cette conclusion n’y conduit pas de façon évidente.

Il y a même, dans le récit, quelque chose qui semble relever de la contradiction flagrante. Dans un premier temps, Jésus donne ce conseil : « Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête ». Puis il lance cet avertissement : « Si vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’argent malhonnête, qui vous confiera le bien véritable ? » Il y a bien une contradiction ici – au moins apparente – qui ne se résout pas facilement. Je rends d’ailleurs grâce au prêtre qui prêchait ce matin-là d’avoir reconnu cette difficulté, sans chercher à l’escamoter d’un tour de passe-passe.

Avant d’aller plus loin, je glisse une précaution d’usage : face aux textes difficiles, je m’interroge toujours sur la possibilité que cette difficulté soit due à une traduction qui ne rendrait pas bien compte de toute la subtilité du texte. Par ailleurs, dans le cas présent, face à cette contradiction, je me suis même demandé si ce récit n’était pas le collage de deux épisodes distincts. Mais d’une part ce serait un peu trop facile ; d’autre part cela n’expliquerait pas pourquoi on aurait mis ces deux récits ensemble. J’exclus tout de suite l’hypothèse que les premiers chrétiens auraient été trop bêtes pour ne pas voir cette contradiction.

Il nous faut donc revenir à ce texte, aussi déroutant soit-il. Commençons par nous poser cette question : honnêtement, si nous découvrions que la personne à qui nous avons confié la gestion de nos biens nous a escroqué pour son profit personnel, en ferions-nous vraiment l’éloge ?

Car, une fois démasqué, c’est bien à son profit propre que le gérant va aggraver la situation en escroquant une fois de plus son maître : pour se faire des amis qui pourront l’aider quand il se sera fait virer. Il n’est donc pas possible de lire cette parabole en faisant du gérant une sorte de Robin des Bois qui se serait affranchi des règles pour le bien des autres, et des plus pauvres en particulier.

Dans l’histoire, le gérant ne sert nullement le bien commun. Il ne préserve que son intérêt propre. Si, au moins, cette entourloupe avait servi à aider la veuve et l’orphelin, on aurait pu comprendre que Jésus loue l’habileté du gérant. On pourrait même y voir une illustration de la destination universelle des biens (en acceptant toutefois de ne pas être trop regardant sur le fait que l’histoire bousculerait alors un point de doctrine traditionnelle, selon lequel il n’est jamais possible de commettre le mal, même en vue d’un bien plus grand – mais c’est un point qui appellerait de très longs développements).

J’ai lu divers textes proposant de voir dans le maître la figure de Dieu, et dans le gérant celle du Christ, qui dilapiderait le bien de son père – la grâce – sans compter, car celle-ci est inépuisable. L’idée est stimulante, malheureusement elle ne fonctionne qu’à condition de mettre de côté la moitié du texte. Outre qu’il me semble assez discutable de faire de Jésus un intendant ou un gérant, le problème est surtout que le récit attribut au maître et au gérant des postures qui ne correspondent certainement pas à Dieu, ni au Christ parlant de lui-même. Ainsi lorsque le maître annonce à son gérant qu’il le renvoie : imagine-t-on Dieu dire à son Fils qu’il le renvoie ? Ou lorsque le gérant cherche une combine pour se recaser sans avoir à travailler : imagine-t-on Jésus chercher une planque pour éviter de passer par la Croix ? Et pour clore le sujet, lorsque Jésus range les deux dans la catégorie des « fils de ce monde », il paraît définitivement exclu d’y voir une figure du Père et du Fils. Les lectures qui consistent à ne retenir du texte que les éléments qui nous arrangent ne sont guère satisfaisantes.

Comment donc comprendre que Jésus loue un cas flagrant de malhonnêteté, si celle-ci ne sert même pas une juste finalité ? Faudrait-il alors comprendre que la finalité exposée ici (sauver sa peau en escroquant son maître) serait une juste finalité ?

Il y a peut-être une piste de réponse, lorsque Jésus évoque l’objectif qu’à la fin, les amis que l’on se sera fait avec l’argent « nous accueillent dans les demeures éternelles ». Cette mention des « demeures éternelles » marque l’irruption d’une perspective eschatologique dans un récit qui jusque-là relevait plutôt du compte rendu de tribunal du commerce. Sans crier gare, Jésus change brutalement de registre et cela passe presque inaperçu. Pourtant, cette perspective revient un peu plus loin, quand Jésus évoque « le bien véritable ». Quel est le bien véritable, sinon la grâce de Dieu qui nous donne le salut ?

À ce point de la réflexion m’est revenu à l’esprit une phrase du récit qui m’a marqué, lorsque je l’ai entendue, sans que j’arrive à comprendre pourquoi, et qui depuis tournait en rond silencieusement au fond de mon esprit : « Eh bien moi, je vous le dis ». Ce n’est pas la seule fois que Jésus emploie cette expression. Elle revient même pas moins de six fois dans le seul chapitre 5 de Matthieu, lorsqu’après les Béatitudes, Jésus explique qu’il n’est pas venu abolir, mais accomplir la Loi.

Chez Matthieu, cette formule marque un renversement. Lorsque Jésus prononce « eh bien ! moi, je vous dis », ce n’est pas pour réaffirmer à l’identique ce qui précède, c’est au contraire pour créer un décalage, retourner la perspective et opposer à ce qui précède une nouvelle conception. Pourquoi, ici, en serait-il autrement ? Il est au moins permis de supposer que la même formule, employée par Jésus, répond ici au même objectif : introduire un renversement.

Relisons le passage clef :

Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête
car il avait agi avec habileté ;
en effet, les fils de ce monde sont plus habiles entre eux
que les fils de la lumière.
Eh bien moi, je vous le dis :
Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête,
afin que, le jour où il ne sera plus là,
ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.

Peut-être nous trompons-nous en lisant ce paragraphe comme s’il était uniforme, que Jésus reprenait à son compte la première partie (« Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête »), et que la seconde partie en était le prolongement naturel, en ignorant la contradiction flagrante.

En relisant attentivement le texte, rien ne permet de dire que Jésus approuve l’éloge que le maître fait de son gérant. Au contraire, même : il les range tous les deux parmi « les fils de ce monde », ce qui, dans la bouche de Jésus, est tout sauf un compliment. Au fond, est-ce que Jésus n’est pas simplement ici en train de dénoncer la complicité dans le mal du maître et du gérant ? Comme si le maître, tout aussi roublard que son gérant, appréciait en connaisseur la fraude de celui-ci…

De même, en relisant attentivement le texte, Jésus ne recommande absolument pas d’escroquer son maître, mais « de se faire des amis ». C’est l’argent que Jésus qualifie de malhonnête, et c’est nous qui extrapolons en supposant que Jésus nous recommanderait d’être nous-même malhonnêtes pour nous faire des amis. Loin de reprendre à son compte la démarche du gérant, il me semble au contraire que Jésus y oppose quelque chose qui est du même ordre que les six renversements proclamés dans le chapitre 5 de Matthieu.

Le gérant avait voulu se faire des amis en roulant son maître uniquement pour préserver son avenir terrestre – et ça, c’est l’esprit des fils de ce monde. Jésus, lui, recommande de nous faire des amis qui pourront nous accueillir « dans les demeures éternelles ». Ce n’est pas du tout la même chose. Et qui pourra nous accueillir dans les demeures éternelles, sinon ceux qui nous y précèdent ? Et de qui Jésus nous dit-il qu’ils nous précèdent dans le Royaume de Dieu ? Les publicains et les prostituées (Mt 21, 31), ou encore le pauvre Lazare (Lc 16), ou encore le bon larron (Lc 23, 43) ou encore tous ceux qui ont donné à manger à celui qui avait faim, à boire à celui qui avait soif… (Mt 25).

Dans cette perspective, le récit retrouve alors le sens qu’on voulait lui donner trop vite au début… mais en se trompant peut-être de personnage. Ce n’est pas le gérant habile, ce ne sont pas les fils de ce monde, qui ont méprisé les règles de l’argent pour servir le bien d’autrui. C’est aux fils de la lumière que Jésus adresse cette invitation à utiliser l’argent sans crainte de se salir les mains pour servir de justes causes, dans la perspective du salut. L’argent n’a pas d’odeur, dirait-on aujourd’hui : si Jésus dit que l’argent est malhonnête, il ne nous engage pas à le devenir nous-mêmes.

Être digne de confiance avec l’argent, c’est savoir l’utiliser à une juste fin, sans se laisser contaminer par le pouvoir corrupteur de l’argent « malhonnête », ce qui n’est possible que si l’on n’a pas fait de l’argent son maître.

1 Comment

  1. Merci pour ce commentaire éclairant, au renversement inattendu.

    J’avais aussi entendu une autre lecture plus prosaïque, en lien avec la pratique « comptable » de la fonction de gérant. Sauf erreur, ce dernier se payait sous forme d’un pourcentage sur les affaires de son patron : une dette de 90 au maître devenait une dette de 100 pour en permettre la gestion et la recouvrement. Si c’est bien le cas, le gérant habile n’est pas malhonnête. Il ne fait que renoncer à sa rémunération, afin de ne pas entamer sa réputation et démontrer qu’il n’est pas un voleur, qu’il reste digne de confiance, au moins vis à vis de ceux qui devaient de l’argent au maître qui lui retire la gestion de ses affaires.

    Ce qui nous fait parvenir à une conclusion proche de celle vers laquelle vous nous emmenez.

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