Le poids du fondateur

Photo Alan Levine - Art Institute of Chicago

Il y a un an, nous apprenions, abasourdis, les faits reprochés à Jean Vanier, un homme qui avait la stature d’un saint vivant. Pour la première fois, j’ai d’abord été pris par un véritable sentiment de déni. Cela me semblait impossible. Je me suis résolu ensuite à en prendre acte, mais à contrecœur, restant encore quelques temps dans l’incrédulité.

J’étais prêt à l’accepter, si tout était avéré, mais je ressentais comme un malaise devant l’impression de passer d’un extrême à l’autre. On avait connu le silence, où celui qui parlait pour dénoncer un puissant avait forcément tort et on ne l’écoutait pas ; où l’on préférait étouffer les affaires pour ne pas nuire à la réputation des institutions et des notables. Étions-nous en train de passer à la situation inverse, où celui qui parle aurait forcément raison, sans que la vérité y trouve davantage son compte ; où l’on préférerait courir le risque d’accuser à tort ?

Puis je me souviens aussi de ma colère à la lecture du premier commentaire sur le sujet. C’était celui d’un journaliste catholique qui évoquait des « rumeurs », reprenant la chanson connue de la manœuvre pour salir un saint homme et attaquer l’Église. Mais le disque est rayé et la rengaine inaudible.

Parmi ce que l’on appelait les « communautés nouvelles », il n’y en a plus beaucoup qui soit épargnée. J’ai toujours été assez distant avec elles, et les faits récents ne vont pas me faire changer d’avis, mais je ne jette pas la pierre en bloc sur toutes. Il est évident que la situation de l’Arche n’a strictement rien à voir avec celle des Légionnaires du Christ. Il y a cependant un vrai problème en ce qui concerne la figure du fondateur, qui prend beaucoup trop de place et à qui l’on accord trop souvent un statut malsain.

L’hypothèse que je formule, c’est que si les communautés nouvelles sont tellement touchées, ce n’est pas nécessairement en raison de leurs « charisme propre », mais plus simplement du fait qu’étant nouvelles, elles sont encore sous l’influence directe de leur fondateur – personnalité par définition charismatique, avec une autorité énorme. Or tous ces abus spirituels ou sexuels semblent toujours reposer, fondamentalement, sur un abus d’autorité.

C’est sans doute une différence avec la situation actuelle des ordres religieux plus anciens, qui par la force des choses ne sont plus soumis à l’emprise individuelle d’un fondateur mort il y a plusieurs siècles. Cela pose toutefois une question en retour : ces grands ordres auraient-ils connus les mêmes problèmes en leur temps ? Les Benoît, Ignace, François, Dominique, Jean Eudes, Bernard de Clairvaux… ont-ils été irréprochables ? On ne le saura jamais. Ne reste désormais de leur vie qu’une hagiographie polie par les siècles.

Quoi qu’il en soit, l’attachement au fondateur est souvent problématique. Il répond peut-être à un besoin d’admirer, qui a minima conduit à la déception, et au pire, altère le discernement, empêchant de réagir face à des actes objectivement scandaleux. Il faut dire que donner des modèles en exemple est une pratique solidement ancrée dans l’Église catholique, avec tous les saints dont les figures ornent nos églises. Alors, quand on est face à la figure tutélaire de sa congrégation, vénérée quasiment comme un saint de son vivant, qu’on s’entend répéter que c’est une chance inouïe d’approcher quelqu’un qui sera peut-être élevé à son tour à la gloire des autels…

Il serait certainement injuste de considérer que le problème frappe indistinctement tous les fondateurs de tous les mouvements ou communautés. Je n’ose plus citer de nom ici, de peur que l’avenir me démente, mais je pense à plusieurs mouvements créés au cours du XXe siècle, qui ont eu un immense retentissement et dont les fondateurs ne semblent pourtant jamais avoir abusé de leur autorité.

Il n’est pas impossible en revanche que le problème soit plus présent dans les communautés nouvelles influencées, de près ou de loin, par le renouveau charismatique, en raison justement de l’importance qu’elles accordent aux charismes. Qui en effet, plus que le fondateur, peut y être l’exemple des dons reçus du Saint-Esprit ? Il y a parfois confusion entre le charisme de la communauté et le charisme du fondateur. Le risque est dès lors plus élevé que le fondateur, incarnation du charisme donné par l’Esprit, apparaisse comme un « élu », choisi par Dieu, comme le modèle à suivre, celui qui nous parle et agit au nom même de Dieu, rendant impossible toute remise en cause de ses propos ou de ses actes – même les plus grossièrement déviants.

Cela étant, ces problèmes ne sont pas propres au catholicisme. On le voit dans le monde artistique et médiatique, avec ces stars adulées qui abusent de leurs fans ou de leur entourage, comme en politique. Il y a sans doute quelque chose d’universel dans cette fascination que peuvent exercer des personnalités charismatiques – et dans le risque d’abus qui en découle. La Bible ne cesse-t-elle pas de nous mettre en garde contre les idoles ? Ces idoles peuvent aussi se développer dans le milieu chrétien, sous un discours tout à fait dévot. Adrien Candiard expliquait bien dans son ouvrage sur le fanatisme que la vraie idolâtrie survient quand on confond avec Dieu ce qui touche à Dieu, mais n’est pas lui. La tentation est immense d’oublier que ce n’est pas le fondateur que nous devons suivre, mais le Christ, pour reprendre la formule de Conrad De Meester dans son livre sur la fraude mystique.

4 Comments

  1. Je vous remercie pour cet article qui donne plusieurs axes de confirmation.
    l abus d’autorite, l’effet gloriole, citatation biblique de rester humble contre l’effet gloriole
    art of chicago? etc….je vais reflechir sur plusieurs articles et L’effet Maria mais en Italien

  2. Merci pour cet article, qui rejoins peu ou prou la réflexion à laquelle j’étais arrivé. Il me semble que cet aspect d’abus de pouvoir est insuffisamment pris en compte dans nos structures ecclésiales, sans doute encore trop calquées sur une hiérarchie pyramidale classique, et oubliant un peu que le pouvoir est un service. Je ne compte pas le nombre de « super-curés » autour de moi.
    A ce sujet la définition de mandats temporaires est capitale pour permettre de ne pas tomber dans cette vénération du fondateur, de l’évêque, du curé, du chef de choeur, etc.
    Un petit exemple à ma mesure, nous participons avec mon épouse à la direction des chants dans notre paroisse, et notre souhait permanent est de tenir ce juste milieu entre un désir de se retirer pour laisser la place à d’autres, qui feraient autrement (et pas forcément mieux à nos yeux), et assurer un « service minimum » de qualité.

  3. Le rapprochement que fait le billet entre l’adhésion (infantilisante) à un fondateur « charismatique », et le fanatisme religieux tel qu’analysé par Adrien Candiard, me semble très judicieuse. Et bien sûr, les deux sont très compatibles : le fanatisme passe souvent (pas toujours, je crois) par l’adhésion à la figure d’un chef / cheikh / abbé / fondateur / … ; soit que celui-ci manipule activement ses disciples, soit que son personnage soit mythifié par le système autour de lui (éventuellement, d’ailleurs, c’est une figure du passé sur laquelle des disciples projettent une sainteté. Où l’on revient à ce fanatique abusif, très bien documenté, et pourtant saint canonisé, que fut Bernard de Clairvaux).

  4. je vous remercie pour ce billet, que vous m’avez fait suivre par Twitter. je partage et votre crainte de choses peut être encore cachées chez certains, et ce que je crois voir comme une espérance chez vous que certains de ces fondateurs aient pu ne pas abuser de leur charisme et se soient bien concentré à désigner le Christ comme seul à suivre.

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