Du fanatisme, Adrien Candiard

Sorti début octobre, le nouveau livre d’Adrien Candiard, dominicain résidant au Caire, se trouve sous les feux de l’actualité après l’assassinat d’un professeur d’histoire-géographique à Conflans-Sainte-Honorine. S’il n’a donc pas été écrit en réaction à ce drame, cet ouvrage offre cependant une réflexion précieuse dans ce moment de sidération. Comme dans ses précédents livres, le style est à la fois abordable et profond. Les 90 pages se dévorent d’une traite et l’on en ressort avec le sentiment de voir les choses sous un jour nouveau.

L’auteur se livre à un exercice difficile : celui de faire se rencontrer deux aspects de sa personnalité, le croyant et le chercheur (ancien élève de l’École normale, il est membre de l’Institut dominicain d’études orientales et spécialisé dans l’Islam médiéval). Sa réflexion part de la coïncidence entre un fait divers sordide, l’assassinat à Glasgow d’un épicier d’origine pakistanaise qui avait souhaité joyeuses Pâques aux chrétiens sur Facebook, et une fatwa médiévale d’Ibn Taymiyya prescrivant le meurtre des musulmans qui s’associeraient à la fête de Pâques. Comment comprendre ces faits qui paraissent, de prime abord, relever de la folie furieuse ?

Après avoir noté que l’usage indifférencié de termes divers (fanatisme, radicalité, extrémisme, intégrisme, islamisme) conduit à mélanger des réalités différentes, l’auteur remonte aux Lumière (Voltaire notamment) qui assimilent le fanatisme à la maladie psychique. Cependant, l’ampleur de l’Etat islamique n’est pas celle d’une simple secte d’hurluberlus autour de leur gourou. Si l’approche psychiatrique, comme celle de la sociologie, n’est pas forcément fausse, elle n’est pas suffisante. Il manque un axe complémentaire et essentiel : l’approche théologique, qui seule permet de comprendre vraiment ce qui se joue. Elle seule permet de revenir sur le terrain de la rationalité et de s’attaquer au fond du discours.

Revenant à la fatwa médiévale, Adrien Candiard expose la lecture hanbalite, du nom de l’imam Ahmed bin Hanbal (780-855), une pensée juridique qui part du postulat que Dieu est inaccessible : on ne connaît que sa volonté. La seule chose à faire pour un croyant est donc de suivre ses commandements. Il y a là un « pieux agnosticisme », dans lequel il n’est pas question d’intériorité, de relation personnelle à Dieu, mais seulement des actes posés. La distinction traditionnelle en Occident entre la foi et les œuvres (où c’est la foi qui prime) est inversée : dans cette vision, les œuvres seules comptent. Être musulman correspond à agir comme un musulman – et inversement, agir comme un chrétien, c’est donc être chrétien. Dès lors, souhaiter bonnes Pâques, c’est être chrétien, donc apostat – ce qui est sanctionné par la mort. La logique est implacable, mais précisément parce qu’elle est formulée, elle devient alors contestable et l’on peut l’attaquer sur le fond.

L’auteur développe au passage une réflexion intéressante sur l’action prosélyte, qui est radicalement différente selon le sens de la foi. Si l’objectif est de « faire aimer » Dieu et de développer une relation spirituelle, toute pression est inutile : on ne fait pas aimer sous la contrainte. Si l’objectif en revanche est simplement de « faire agir » selon des normes, indépendamment de toute intériorité, alors la contrainte devient efficace. Cette lecture n’est évidemment pas la seule dans l’Islam, mais elle connaît un regain via le wahhabisme.

Dans ce fanatisme, où la mentalité contemporaine est tentée de voir un excès de Dieu, Adrien Candiard observe à l’inverse une absence de Dieu, absence qui est compensée par autre chose que l’on veut mettre à la place de Dieu. C’est le drame de l’idolâtrie – que la Bible condamne énergiquement. Mais on se trompe si l’on pense qu’il s’agit de condamner le fait que des choses totalement étrangères à Dieu (le smartphone, internet…) prendraient la première place. La vraie idolâtrie survient quand on confond avec Dieu ce qui touche à Dieu, mais n’est pas lui : ses commandements, la liturgie, les saints, la religion de manière générale – ou l’idée qu’on se fait de la vérité, comme le dénonçait déjà Blaise Pascal. Non seulement il faut savoir faire la différence entre l’amour de la vérité et la passion d’avoir raison, mais encore savoir des vérités n’est pas connaître. Le fanatisme naît précisément lorsqu’on pense tout savoir d’une religion mais qu’on passe à côté de l’essentiel, victime d’une « sclérose du cœur ». Pour Adrien Candiard, le fanatisme est peut-être une maladie psychologique, mais il est certainement une maladie spirituelle – qui prend des formes variées selon ce qui prend la place de Dieu dans ce processus d’idolâtrie.

Mais quelle soit sa forme, le fanatisme se traduit par un double enfermement : par rapport à Dieu, mais aussi par rapport à la réalité. La complexité, les irrégularités, les incohérences du réel ne sont plus compatibles avec l’univers parfaitement clos et cohérent du fanatique.

Que faire alors pour sortir de cet enfermement ? Adrien Candiard constate l’incapacité d’une société devenue agnostique à faire face à un problème authentiquement religieux. Après rappelé que le premier lieu de combat contre le fanatisme reste soi-même, l’auteur propose trois axes : la théologie, le dialogue interreligieux et la prière.

  • La théologie, tout d’abord. Candiard dénonce les conséquences délétères de l’abandon du débat théologique. À ne plus débattre des religions, celles-ci deviennent incompréhensibles et nos esprits se trouvent désarmés face aux discours simplistes et séducteurs. On s’expose à l’influence de théories dont on n’a même plus conscience, mais qui n’en continuent pas moins d’exister et d’influer sur nos sociétés. Il est nécessaire de refaire de la théologie (cette « science encore plus méconnue que négligée » qui est un « effort rationnel pour rendre compte de la foi, une réflexion critique de ce que notre langage humain peut dire de Dieu ») pour être capable de débattre de nos conceptions de Dieu, pour ne plus être dans le « c’est comme ça et pas autrement, il n’y a pas le choix », pour purifier nos images de Dieu.
  • Le dialogue interreligieux, ensuite, mais en veillant à parler de Dieu et pas de nous. Il faut sortir d’une forme de compétition entre religions, et accepter de se mettre à l’écoute.
  • La prière enfin, personnelle et silencieuse, qui nous oblige à accepter de laisser place au vide – et à ne surtout pas chercher à le remplir, pour que Dieu puisse s’y révéler. C’est justement la peur de ce vide qui pousse le fanatique à le remplir par tout ce qu’il peut.

La conclusion d’Adrien Candiard est que le constat d’échec de deux siècles de sécularisation pour en arriver à une société envahie par le fanatisme religieux, doit nous conduire à changer d’approcher, et accepter enfin que la solution d’un problème religieux soit religieuse.

Ce livre fait partie des ouvrages dont on sort stimulé intellectuellement et apaisé. Il fait entendre une voix peu répandue dans le vacarme assourdissant des propos convenus sur le séparatisme ou la radicalisation. Évidemment, la réponse que propose Adrien Candiard pourra décevoir ceux qui, après l’assassinat de Samuel Paty, réclament des actions fortes et concrètes contre l’islamisme. Mais le propos de ce livre, publié avant le meurtre du professeur d’histoire-géographie, n’est pas d’ordre politique. C’est une parole de théologien. Et par ailleurs, on ne peut que constater avec lui l’échec de la politique de lutte contre la radicalisation – et l’on comprend mieux, à le lire, que c’est sans doute en partie parce qu’on n’a jamais sérieusement cherché à comprendre le fanatisme dans sa dimension spécifiquement religieuse.

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