Le nouveau livre d’Erwan Le Morhedec, avocat, blogueur et essayiste, vient à point nommé alors que se fait de plus en plus imminente la perspective d’une légalisation de l’euthanasie en France. L’auteur est sensible au sujet, lui qui est engagé à titre bénévole auprès de patients en soins palliatifs. Ce n’est donc pas l’ouvrage militant d’un doctrinaire qui aurait choisi de se saisir de ce débat pour défendre quelque posture sociétale, mais bien plus l’expression d’une conscience saisie par l’ampleur des enjeux, trop souvent passés sous silence, de cette « avancée » vers le meilleur des mondes.
Les motivations de l’auteur à s’engager dans ce débat font d’ailleurs l’objet d’un long prologue où il exprime la difficulté à prendre part aujourd’hui à un débat de société lorsqu’on est identifié comme chrétien, les convictions religieuses étant si facilement utilisées pour discréditer d’office toute parole contradictoire.
C’est pourtant comme citoyen qu’E. Le Morhedec s’exprime dans cet ouvrage. Comme l’indique le titre, il se place dans le cadre républicain. La perspective de légaliser l’euthanasie est ainsi confrontée à chacun des trois termes qui forment notre devise : liberté, égalité, fraternité.
La liberté, tout d’abord, devenue la référence principale des promoteurs de l’euthanasie : liberté de déterminer sa fin de vie. Liberté qui tend à remplacer d’ailleurs, jusque dans la formulation des projets législatifs, la référence à la « dignité » jusque-là invoquée. Mais l’auteur montre à quel point cette liberté, loin d’être affirmée, est au contraire fragilisée lorsqu’il est question d’un malade, à bout de force, soumis à de nombreuses pressions.
- Celles des proches, qui sont parfois les plus pressés d’en finir. Le refus de la déchéance est souvent le fait des proches, prompts à parler à la place des premiers concernés et à émettre un avis sur le sens de leur vie – et même à décréter que leur vie n’a plus de sens.
- Pression économique du système de santé, bien évidemment, qui voit déjà dans l’euthanasie un moyen efficace de faire de belles économies. En Oregon, certaines mutuelles annoncent déjà qu’elles arrêtent le remboursement de certaines chimiothérapies mais proposent généreusement celui de l’euthanasie…
- Pression enfin induite par l’existence même de cette nouvelle option à laquelle il faudra tôt ou tard se justifier de ne pas recourir. L’affirmation que le droit à l’euthanasie ne contraindra personne à y recourir est un leurre. L’exemple des pays où l’euthanasie est légalisée en atteste : certains proches, certains médecins n’hésitent pas à suggérer aux patients qu’ils devraient peut-être songer à abréger leurs souffrances… On est alors bien plus proche de l’abus de faiblesse que de l’affirmation d’une liberté.
La demande de mourir est bien sûr être émise aussi par des patients, lorsqu’ils souffrent trop ou n’en peuvent plus de leur inexorable dégradation physique. Cette demande doit être entendue et respectée, y compris dans toute l’ambivalence qu’elle comporte. L’auteur rapporte ainsi le cas de cette patiente qui demandait à mourir, mais exigeait dans le même temps d’être vaccinée contre le covid… On pense alors à ces tentatives de suicide, notamment de jeunes, dont il est admis aujourd’hui que ce sont souvent des appels à l’aide bien plus qu’une réelle volonté de mourir. Les études montrent d’ailleurs, de façon massive, que la demande de mort disparaît le plus souvent lors que la douleur est correctement prise en charge. Et l’on a vu quelques cas médiatiques où la volonté des patients fluctuait beaucoup. La liberté du patient réside aussi dans ces atermoiements de la conscience.
L’auteur montre ainsi la légalisation de l’euthanasie, loin de défendre la liberté, impose surtout une conception libérale, où la primauté exclusive donnée au consentement de l’individu dégage la société de toute responsabilité envers celui qui souffre.
L’égalité ensuite. Face à l’affirmation selon laquelle la légalisation de l’euthanasie en France résorberait une inégalité entre ceux pouvant partir se faire euthanasier à l’étranger et les autres qui n’en auraient pas les moyens, l’auteur rappelle que la pression économique, qui pèse de plus en plus lourdement sur le système de soins en France, conduira au contraire à une inégalité majeure : ceux qui n’auront pas les moyens de se payer les soins appropriés n’auront plus d’autre recours que l’euthanasie. À ce titre, l’auteur s’étonne que la gauche actuelle soit aussi atone sur ce sujet qui, pourtant, suscitait autrefois l’opposition des plus grandes voix socialistes, Mitterand et Badinter en tête. Au-delà, E. Le Morhedec dénonce cette logique de « dumping » : justifier une pratique parce qu’elle se fait ailleurs consiste simplement à s’aligner sur le moins disant éthique.
La fraternité, enfin, donne à l’auteur l’occasion de livrer un plaidoyer pour les soins palliatifs, encore trop méconnus, et dont il tient à rappeler qu’ils relèvent pleinement de la médecine et ne sont pas seulement des soins au rabais. Les soins palliatifs rappellent que la médecine ne relève pas seulement de la maîtrise technique mais d’une approche globale de la personne. Dans la qualité d’attention et de soin prodigués dans les unités de soins palliatifs, c’est bien la fraternité qui s’exprime et s’incarne.
Au fil de ces trois chapitres, l’auteur livre de nombreuses informations et réflexions qui ne sont pas toujours aussi clairement liées au triptyque républicain mais qui éclairent utilement le sujet.
- Tout d’abord, la subjectivité de l’estimation de l’état de santé du patient, qui justifierait le recours à l’euthanasie. Qui juge en effet de la santé et du caractère « incurable » d’une maladie : le médecin, ou le patient lui-même ? Là encore, l’exemple des pays qui se sont déjà engagés dans cette voie apporte la réponse : ce jugement finit par reposer sur le patient lui-même.
- Ce caractère subjectif induit une extension inexorable du domaine d’application de l’euthanasie. Justifiée initialement pour les cas de maladies incurables et de souffrances intolérables, elle est – d’ores et déjà – étendue à des cas de « fatigue de vivre » ou de dépression. Ou encore à des cas où le patient refuse les traitements qui soulageraient sa douleur. On ne parle pas ici de craintes futures, mais de dérives déjà effectives, notamment aux Pays-Bas.
- À rebours des promesses d’encadrement, l’ouvrage montre combien les limitations et les contrôles s’avèrent illusoires. La situation en Belgique, longuement détaillée, est affolante. Les procédures ne sont pas respectées, avec des euthanasies décidées par des médecins seuls, sans deuxième avis médical, sur simple demande de l’entourage du patient, et surtout : sans consentement de celui-ci. Les médecins se couvrent entre eux pour ne pas dénoncer des cas qui relèvent de l’homicide caractérisé. Acte revendiqué avec cynisme par un détournement de vocabulaire. Chez ces gens-là, Monsieur, ne commet pas de meurtre, non : on pratique une interruption volontaire de la vie sans demande du patient… Le fonctionnement de la « Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie » est effarant : elle reconnaît ouvertement qu’elle ne contrôle pas les cas douteux et ne transmet aucun signalement…
- L’auteur dénonce l’absence de prise en compte des conséquences personnelles, et notamment psychiques, pour les médecins qui seront amenés, voire contraints, à pratiquer des euthanasies – alors qu’ils ont choisi de consacrer leur vie à soigner, guérir et soulager, et non pas à tuer de manière délibérée, comme le rappelle le serment d’Hippocrate citée en épigraphe. Il y a une idéalisation de la sérénité de la mort administrée, pour la personne, pour son entourage, pour les soignants. Administrer la mort ne sera jamais un soin : c’est la négation même du soin et c’est une violence imposée aux soignants.
- Les soins palliatifs sont nés du refus de l’acharnement thérapeutique et de la volonté d’accompagner dignement la fin de vie, de respecter la dignité malade, en se souvenant qu’il est vivant jusqu’au bout, selon la formule désormais connue : « ajouter dans la vie aux jours, quand on ne peut plus ajouter des jours à la vie ». Les soins palliatifs ont constitué un immense progrès social, et l’auteur rappelle combien il reste à faire pour chacun puisse en bénéficier.
- La distinction fondamentale entre la « sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès » et l’euthanasie est défendue. Mal connue, la sédation profonde est parfois perçue comme un entre deux, comme une quasi-euthanasie qu’on n’oserait pas assumer. La différence pourtant majeure est celle de l’intentionnalité. Dans un cas, l’objectif recherché est de soulager les souffrances. Dans l’autre, l’objectif est de donner la mort. Entre les deux, le choix est radical et engage toute la société. Veut-on tout faire pour accompagner et soulager les personnes en fin de vie, ou les faire mourir au plus vite ?
- L’auteur récuse les discours proposant d’associer développement des soins palliatifs et légalisation de l’euthanasie, car il n’y pas de complémentarité possible entre les deux : ils reposent sur des visions antagonistes, et la légalisation de l’euthanasie va justifier qu’on arrête de mettre les moyens nécessaires aux soins palliatifs. On le constate d’ores et déjà au Canada, pays qui fut pourtant précurseur, où les unités de soins palliatifs commencent à fermer. L’équilibre entre le développement des soins palliatifs ou légalisation de l’euthanasie reflète un choix de fond entre l’autonomie individuelle et la solidarité collective.
- L’ouvrage aborde enfin la question de la subsistance de la conscience chez les personnes qui n’interagissent plus avec leur entourage, et que les promoteurs de l’euthanasie sont très enclins à décréter comme n’étant déjà presque plus des humains. C’est le paradoxe d’un F. de Closet, p.ex., qui revendique le droit mourir dans dignité mais commence, pour cela, par nier la dignité de la personne concernée. De fait, un cas récent (révélé après la publication de l’ouvrage) montre qu’une personne en état dit « végétatif » pendant près de trente ans était parfaitement consciente de ce qui se passait autour d’elle et luttait sans relâche pour tenter de communiquer. Même apparemment inconsciente ou sans réaction, la dignité de la personne humaine n’est jamais abolie. Comment dès lors, demande E. Le Morhedec, pourrait-on avoir tant de certitudes face à la fin de vie qu’on puisse décréter d’administrer la mort ?
Ce livre précieux aborde en profondeur l’ensemble des enjeux d’une question que notre société préfère ne traiter que superficiellement, à coup de slogans, sans prendre la peine de savoir de quoi l’on parle exactement. Après sa lecture, je suis resté avec une question et une remarque.
Tout d’abord cette question : comment comprendre une telle passivité en Belgique face aux abus qui sont décrits ? N’y a-t-il plus personne qui ose et qui puisse réagir ? Lorsqu’il y a des cas avérés d’homicide, comment se fait-il que rien ni personne ne puisse saisir la justice ? On vient seulement d’enregistrer une première – et très timide – réaction de la CEDH qui constate en effet les abus. Il y a quelque chose de vertigineux dans cette atonie morale qui semble s’être emparée de nos sociétés.
Et cette remarque, pour finir. Le sous-titre du livre semble empreint d’un certain fatalisme : « Avant d’éteindre la lumière ». Mais ce combat est-il vraiment perdu d’avance ? Bien sûr, les promoteurs de l’euthanasie s’appliquent à faire croire que la question est déjà tranchée et qu’il n’y a plus qu’à en prendre acte. Or cela ne me semble pas joué à ce point. Je crois à l’inverse qu’il y a beaucoup de consciences indécises, mal à l’aise avec cette perspective, qui sentent confusément que ce n’est pas souhaitable, mais qui n’osent pas se démarquer face à une lame de fond qui paraît s’imposer, ou qui manquent d’éléments pour fonder leur position. Ils ont besoin de peu pour se réveiller. Ce livre peut y contribuer.
Merci pour cette recension très complète de l’ouvrage important d’Erwan Le Morhedec.
Je nuancerai néanmoins sur un point : y a-t-il vraiment une distinction fondamentale entre la « sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès » et l’euthanasie ? L’ajout par Monsieur Claeys de cette option dans la loi Claeys-Leonetti n’a-t-elle pas créé une ambiguïté par rapport à la première loi Leonetti, qui était très équilibrée ?
Bien sûr, si l’objectif recherché est de soulager les souffrances, y compris par une « sédation profonde », tout le monde tombera d’accord et cela n’a rien à voir avec l’euthanasie en effet.
En revanche la formulation « sédation continue maintenue jusqu’au décès » pourrait effectivement cacher des pratiques euthanasiques non avouées.
Bonjour et merci de votre commentaire. Comme indiqué dans la recension, la distinction qu’établit l’auteur entre les deux (sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès et euthanasie) réside principalement dans l’intention. Dans un cas l’objectif est de soulager les derniers instants de vie d’un patient pour lui éviter des souffrances, en sachant que cela n’évitera pas le terme ultime, voire même pourra potentiellement l’accélérer (mais on sait à ce moment qu’il est imminent). Dans l’autre, on ne s’embarrasse pas de cette nuance car l’objectif explicite est de donner la mort.
Je suis bien d’accord que la nuance entre les deux est très ténue (car la motivation pour donner la mort peut être justement de mettre un terme à la souffrance). Cela étant, si l’on considère que cette disposition permet déjà des euthanasies non avouées, cela signifierait donc que le cadre légale offre déjà une solution à ceux qui souhaiteraient « abréger les souffrances » et qu’il n’y a donc pas lieu d’ajouter une nouvelle disposition (l’euthanasie) qui soulève bien d’autres problèmes.
On peut voir en effet l’ajout de cette disposition dans la loi Claeys-Leonetti comme une ambiguïté… ou bien comme un compromis – le moins mauvais possible, sachant qu’il n’y a sans doute aucune solution vraiment satisfaisante face à de telles situations.
Par ailleurs, cette distinction selon l’intention soulève un autre problème. Je ne l’ai pas mentionné dans ma recension, car ce problème se situe strictement sur le plan de la morale chrétienne, et Erwan Le Morhedec se place dans le cadre républicain. Ce n’était donc pas son sujet ici. Mais, sauf erreur de ma part, l’enseignement traditionnel de l’Église affirme que « la fin ne justifie pas les moyens », autrement dit qu’une intention bonne ne suffit pas à rendre juste une action. C’est un point de la morale chrétienne qui m’a toujours semblé très délicat. Je peux le comprendre de façon très théorique et abstraite, mais dans la réalité des pratiques, ça me semble parfois très difficile à interpréter. Ce principe conduit parfois à surestimer l’idée d’une qualification morale intrinsèque des actes – ce qui ne me semble pas toujours très juste.
Bonjour à vous deux et merci à l’hôte de ces lieux pour sa recension.
Sur ce point précis, on peut retenir que non seulement l’intention est différente mais que les produits utilisés le sont également. Si l’on peut tuer une personne avec une surdose de Doliprane, en revanche certains produits sont létaux sans ambiguïté. On n’utilise donc pas les mêmes produits pour une euthanasie et pour une sédation. Dans une euthanasie, on fait mourir le patient tandis que la sédation conduit à endormir le patient et cesser de le traiter jusqu’à la survenance de la mort naturelle.
Ensuite, il faut dire aussi que la loi Clayes-Leonetti n’a fait que donner un cadre à une pratique qui existait déjà dans les services de soins palliatifs.
Il n’en reste pas moins que la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès (CPCMJD)est d’un maniement technique et éthique délicat. Il appartient aux équipes de discerner ce que recouvre la demande et si l’on se trouve dans le cadre admis. Il est important aussi que la SPCMJD ne soit pas utilisée comme un moyen de se débarrasser des difficultés. Cela étant, le discernement éthique a toujours fait partie de la médecine.
Sur le plan de la morale chrétienne, on peut se référer au discours de Pie XII du 24 février 1957, tout à fait applicable à la situation de la sédation profonde et continue : « Si entre la narcose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien causal direct, posé par la volonté des intéressés ou par nature des choses (ce qui serait le cas, si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrègement de la vie), et si au contraire l’administration de narcotiques entraîne par elle-même deux effets distincts, d’une part le soulagement des douleurs, et d’autre part l’abrègement de la vie, elle est licite ; encore faut-il voir s’il y a entre ces deux effets une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre. Il importe aussi d’abord de se demander si l’état actuel de la science ne permet pas d’obtenir le même résultat, en employant d’autres moyens, puis de ne pas dépasser, dans l’utilisation du narcotique, les limites de ce qui est pratiquement nécessaire. » https://www.vatican.va/content/pius-xii/fr/speeches/1957/documents/hf_p-xii_spe_19570224_anestesiologia.html