D’un extrême à l’autre – 2. Rémission

Dans un précédent billet, je soulignais la difficulté de trouver l’équilibre entre deux exigences : accorder aux victimes le crédit nécessaire tout en respectant la présomption d’innocence. Je concluais en notant qu’il y avait d’autres aspects sur lesquels nous sommes aussi exposés au risque de passer d’un extrême à l’autre, et peut-être de façon plus délicate encore.

 

Trop longtemps, dans l’Église, face aux signalements d’agressions ou d’abus, le pardon a été invoqué à tort, à la place des victimes, voire même pire : pour les faire taire. Le pardon comme une arme de rétorsion. Triple peine pour les victimes : l’agression elle-même d’abord ; puis le déni ; puis, lorsque le déni n’était plus possible, l’injonction au pardon. Cela s’est produit tant et tant de fois et c’est un parfait scandale. Il y a là un dévoiement complet du sens du pardon.

Nous sommes en train d’en sortir. Laborieusement, certes : en 2022, on pouvait encore lire des propos présentant pardon et justice comme s’excluant mutuellement. Mais l’évolution se fait, et c’est une bonne chose. Il faut souhaiter qu’elle soit irréversible, tout autant par respect des victimes que pour une meilleure compréhension du pardon.

Toutefois, si l’on s’éloigne de cette compréhension dévoyée, vers quoi allons-nous ? Risquons-nous de passer d’un extrême à un autre, où le pardon serait une hypothèse exclue ?

Il ne manque pas de personnes pour ériger l’impossibilité du pardon – au moins dans certains cas – comme un principe ou une évidence. « Ni oubli, ni pardon », dit une formule dont on mesure la portée en se souvenant qu’elle se réfère à la Shoah. Aujourd’hui encore, c’est manifeste après des attentats ou dans certaines affaires sordides de meurtres. Dans ces moments, affirmer que puisse subsister la possibilité d’un pardon – c’est-à-dire ne pas enfermer irrémédiablement le fautif dans sa culpabilité mais espérer qu’il puisse en sortir – reste sans doute l’un des points où le caractère scandaleux du christianisme apparaît le plus clairement.

Pour autant, je ne crois pas que le basculement dans un déni général de pardon soit un véritable risque pour l’Église. La culture du pardon est trop centrale dans la vie chrétienne. À titre plus que symbolique, nous le répétons quotidiennement : « pardonne-nous… comme nous pardonnons… ». Le pardon est l’un des sept sacrements qui structurent profondément la vie chrétienne et le pardon des fautes est omniprésent dans toute la pensée chrétienne. Avec toutefois, peut-être, ce biais : au nom de la distinction entre la faute et le péché, on envisage un peu trop exclusivement notre relation à Dieu, au risque d’oublier les autres. À cet égard, il est révélateur de relire la formule traditionnelle l’acte de contrition, qui ne s’intéresse qu’à l’offense faite à Dieu, comme si l’offense faite aux autres ne comptait pas.

L’évolution en cours est peut-être l’occasion de décanter notre compréhension du pardon – non pas dans sa conception théorique, mais dans son application concrète. La capacité à pardonner à « ceux qui nous ont offensés » relève avant tout de la libre conscience de celui qui a été offensé. À ce titre, on ne saurait donc ni l’imposer, ni l’interdire, par une quelconque autorité extérieure.

Mais s’il ne peut être question d’imposer le pardon, les chrétiens ne sauraient renoncer à l’espérer. Cette espérance trouve sa source dans la conviction que tout pardon véritable procède du Christ et constitue en quelque sorte le signe de la victoire ultime sur le mal : « En sa personne, il a tué la haine ».

Cette espérance a été illustrée récemment d’une manière bouleversante. Lors du voyage du pape François en République démocratique du Congo, une victime des violences perpétrées dans l’Est de la RDC a livré devant le pape un témoignage terrible sur l’horreur subie à Goma, pendant 19 mois de massacres, de viols et de mutilations, avant de conclure par ces mots : « Que le Christ me pardonne pour les condamnations que j’ai portées dans le cœur contre ces hommes. Que la Croix du Christ me pardonne et pardonne mes violeurs et les amène à renoncer à infliger des souffrances inutiles. »

Affirmer que le pardon procède de la conscience libre et inviolable d’autrui ne doit pas conduire à se désintéresser du sujet, dans une vision assez individualiste où on laisserait la victime se débrouiller avec sa conscience. Il reste légitime, et même juste, de prier pour que le pardon puisse advenir. Il y a sans doute là un équilibre assez délicat à trouver, et probablement des modalités et des conditions à respecter, pour que cette prière soit bien l’expression d’une espérance et non le signe d’une pression – ni une provocation ou une offense supplémentaire pour les victimes.

Parmi les conditions nécessaires figure une distinction plus claire entre le pardon et la justice. C’est sans doute l’une des évolutions les plus significatives de ces dernières années. L’Église a intégré la nécessité de s’en remettre à la justice civile. L’une des illustrations les plus nettes se trouve dans les conventions signées entre les diocèses et les parquets pour le traitement des abus sexuels. Pour une Église qui s’est pensée en « société parfaite » (c’est-à-dire non pas exempte de défauts, mais plutôt auto-suffisante, avec en particulier sa propre justice canonique), c’est une évolution majeure.

Sur le plan civil (ou pénal), il n’est plus question de pardon mais de justice. Pour autant, même une fois justice rendue, reste entière une question qui se pose à l’Église comme à la société toute entière. Une question à laquelle il semble ne pas y avoir de réponse très claire ni très satisfaisante : que faire des coupables, après la peine ?

Aussi longtemps qu’on fermait les yeux sur les agressions et qu’on ne punissait pas les coupables, la question ne se posait pas. Mais après l’époque où l’on se contentait d’éviter la question en déplaçant les suspects en espérant qu’ils se fassent oublier, que faut-il faire ?

Sur ce point, la justice civile ne semble pas beaucoup plus avancée. Le principe normal est qu’après avoir été sanctionné et avoir purgé sa peine, le coupable est rétabli dans ses droits. Mais, dans le cas précis des pédophiles, a fortiori récidivistes, que faire ensuite de ceux qui ont purgé leur peine ? Le droit prévoit depuis peu des mesures de contrainte supplémentaires pour les crimes les plus graves, allant jusqu’à la rétention de sûreté. Sans entrer dans un débat de fond sur cette mesure, on peut simplement observer que dans les faits, de nombreuses personnes condamnées pour agressions ou crimes sexuels sont en liberté (quand elles n’ont pas purement échappé à tout jugement en raison de la prescription). Qu’en fait-on ?

La question se pose de manière spécifique dans l’Église : que faire d’un prêtre qui a été reconnu coupable ? Les évêques semblent prendre acte de la nécessité d’un changement culturel, en recourant de façon plus fréquente au renvoi de l’état clérical. Mais cette pratique, sans doute juste, est loin de résoudre le problème. D’abord, parce qu’il n’y a pas que des prêtres qui soient concernés (cf. le cas de Jean Vanier). Ensuite, parce que cela interroge directement la conception théologique du sacerdoce comme un sacrement à caractère qui « conforme ontologiquement » le prêtre au Christ (mais cela mériterait un article à part entière). Enfin et surtout, parce que cela ne règle absolument pas la question : que vont devenir ces prédateurs une fois laissés en liberté ? Alors qu’il apparaît que l’Église a pu être coupable de complicité (au moins en ayant mis en place les conditions qui ont permis à l’agresseur de commettre ses crimes, et pire encore si elle les a activement couverts), peut-elle simplement se débarrasser du problème en renvoyant de l’état clérical ?

La question est tout sauf théorique. La réponse qu’on y porte dépendra très fortement de l’espérance que l’on peut avoir d’une possible rémission des coupables. Le risque ici n’est même pas de passer d’un extrême à l’autre, mais simplement d’aller nulle part. En glissant la poussière sous le tapis. Et en laissant de côté une réflexion sur une autre question directement liée, qui fera l’objet d’un prochain billet.

1 Comment

  1. A propos d’espérance, de pardon et de rémission, je pense en lisant vos deux billets au psaume 129 : « Si tu retiens les fautes, Seigneur, qui donc subsistera ? »

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