D’un extrême à l’autre – 1. Présomption

Depuis mon premier billet sur le sujet des abus et des agressions dans l’Église, et régulièrement depuis, je suis préoccupé par l’équilibre à trouver entre deux écueils.

Longtemps, les victimes n’ont pas été écoutées. Ou plus précisément, avant même qu’elles soient effectivement reconnues comme victimes, on n’a pas écouté les plaignants, on a ignoré les alertes, on n’a pas donné suite aux signalements. On a même souvent tout fait pour les étouffer, voire culpabiliser ceux qui osaient parler. Cela semble en train de changer et c’est une bonne chose.

Mais cette évolution emporte avec elle le risque, comme toujours, de passer d’un extrême à l’autre, sans que la justice y trouve davantage son compte. C’est la réalité humaine. Il n’y a pas de fatalité bien sûr, mais il faut y être attentif.

À ce titre, des formules comme « les victimes, on vous croit » – lorsqu’elles sont publiées sur les réseaux sociaux à propos de cas dont, à la vérité, on ne connaît rien ou si peu – me gênent toujours. Je comprends évidemment l’intention : en finir avec la pratique du déni systématique, et encourager ceux qui sont effectivement victimes à parler, parce qu’elles pourront espérer qu’on prendra leur parole au sérieux.

Mais s’il est juste d’accorder enfin le crédit qu’il demande aux propos du plaignant, le problème est toutefois d’affirmer de soi-même la qualité de victime, et donc la réalité du délit ou du crime. Surtout face à des cas concrets dont on ne connaît parfois rien de plus qu’un titre d’article. Cela peut revenir à affirmer une présomption de victimation, et donc une présomption de culpabilité. Ce n’est pas possible dans un état de droit. Nous devons trouver comment répondre à la demande de justice des victimes sans renoncer au principe essentiel de la présomption d’innocence.

Il faudrait, déjà, qu’on prenne au sérieux tous les signalements, sans préjuger, ni dans un sens ni dans l’autre, parce que juger est une fonction essentielle de la justice et qu’elle suppose des conditions (y compris la justice restauratrice, qui constitue parfois le dernier recours lorsque les frais sont prescrits, ou encore la justice transitionnelle). On ne fait pas justice en réagissant à des tweets ou à des titres d’articles, sans rien connaître des personnes.

Je suis bien conscient de toutes les difficultés de l’institution judiciaire aujourd’hui, et tous les dysfonctionnements dont elle peut être capable. Malgré tout, nous avons encore la chance d’être dans un pays où il y a une justice, indépendante, qui s’applique à faire son travail autant qu’elle peut. Jamais aussi bien qu’on le voudrait, certes, mais en tout cas mieux que l’Église où la justice canonique s’est avérée, dans son application concrète, d’une inefficacité consternante. Et certainement bien mieux que les réseaux sociaux.

Le risque dont on parle ici n’est pas purement théorique. Il est déjà arrivé que l’accusation s’avère infondée : qu’on se souvienne de la sordide affaire d’Outreau, de l’affaire Iacono ou encore des accusations mensongères portées contre Dominique Baudis. Il n’y a aucune raison que cela ne se produise ou reproduise pas au sein de l’Église.

Ce serait évidemment dramatique pour ceux qui seraient accusés à tort de l’un des crimes perçus aujourd’hui comme parmi les plus abjects. Je pense à la prudence du journaliste Juan Pablo Barrientos qui enquête sur les abus sexuels dans l’Église catholique en Colombie : « Je ne publie jamais une histoire sans être certain de sa véracité. Je sais que si je mets en cause un prêtre innocent, sa réputation ne sera jamais lavée. » Sans doute s’agit-il d’ailleurs de bien plus que seulement de réputation. Il serait également dramatique que ces cas soient exploités par ceux qui persistent dans le déni et s’obstinent à ne voir, dans le dévoilement actuel des agressions sexuelles et des abus de pouvoir, que des ragots ou des attaques contre l’Église.

Pour que la justice soit vraiment faite, il nous faut donc trouver le juste chemin entre ces deux écueils. Que la parole des plaignants soit prise au sérieux, sans préjuger de la culpabilité. Que la présomption d’innocence soit respectée, sans servir de prétexte à étouffer les affaires.

Cet équilibre ne devrait pas être si difficile à trouver. Pourtant, je vois bien qu’on peut avoir bien du mal à s’y tenir. On se laisse vite entraîner, dans un sens ou dans l’autre. Comment se tenir à sa juste place ? Dans les cas où l’on est soi-même victime, ou directement témoin des faits, la question ne se pose sans doute pas vraiment. Mais quand on n’a connaissance des choses que de façon indirecte, peut-être peut-on garder deux points d’attention – sans prétendre en faire une loi universelle.

  • Lorsqu’on a connaissance de première main, par le témoignage de personnes (qui d’ailleurs ne se qualifient pas toujours elles-mêmes de victimes) ou parce qu’on constate une situation problématique, le risque serait plutôt d’étouffer. Il faudrait donc, dans ce cas, veiller à accueillir, ne pas minorer ni fermer les yeux, mais au contraire signaler et transmettre à « qui de droit ».
  • Quand à l’inverse on entend seulement des informations indirectes, sans connaître les personnes concernées et surtout sans avoir d’éléments précis, il me semble que le risque serait plutôt de juger sans savoir de quoi l’on parle. Il conviendrait alors surtout de veiller à rester mesuré dans ses réactions. Cela vaut d’ailleurs aussi bien sur les réseaux sociaux que dans la vie de quartier.

Il suffit d’inverser la proposition pour en prendre la bonne mesure : ce qui me préoccupe serait de me rendre compte que, pendant qu’on faisait l’imprécateur sur les réseaux sociaux, on négligeait les cas qui se passaient tout près de nous.

Ce premier équilibre n’est pas la seule difficulté. Il y a d’autres aspects sur lesquels nous sommes aussi exposés au risque de passer d’un extrême à l’autre, et peut-être de façon plus délicate encore. Mais ce premier billet est déjà assez long, je continuerai donc la réflexion dans un second billet.

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