Le mirage de l’unanimité

Dispute entre un jésuite et un dominicain après la contre-réforme (détail). Peinture de F. Trevisani (1656-1746), Musée de Rome.

« Le chemin d’unité dans l’Église n’est pas une négociation, ce n’est pas le résultat de tractations ni un accord politique entre des tendances. Il s’agit avant tout de se laisser conduire par l’Esprit ». Au cours de l’année qui s’achève, marquée notamment par la démarche synodale, j’ai entendu régulièrement ce genre de réflexion, ou d’autres équivalentes.

Si je comprends bien l’idée générale, je dois cependant reconnaître que la confrontation avec la vie de l’Église, aussi bien contemporaine que tout au long de son histoire, fait apparaître une réalité bien plus complexe. Les désaccords en son sein n’ont en effet jamais manqué – sur l’interprétation des Écritures, sur les règles, la discipline et jusqu’aux élaborations théologiques les plus fondamentales.

Or il a bien souvent fallu trancher pour arbitrer et retenir une interprétation « authentique », une discipline officielle, une doctrine commune. L’histoire nous rappelle que cet arbitrage est passé souvent par des débats – parfois lents et feutrés, parfois brutaux – au terme desquels la décision pouvait même être prise par un vote pur et simple. L’exemple suprême de vote réside sans doute dans le conclave qui désigne le pape, mais au cours des conciles également, on a beaucoup voté au terme de débats où il était difficile de nier l’existence de « tendances », pour rester dans l’euphémisme.

Dans une Église qui proclame l’unité comme une de ses caractéristiques fondamentales (au point d’être citée en premier dans le Credo, avant même « sainte, catholique et apostolique »), il est de fait bien difficile d’articuler l’élaboration dogmatique ou la nécessaire vigilance doctrinale, avec la diversité et ce que cela induit de débat, de confrontation.

Si l’Église est bien le corps mystique du Christ, elle n’en est pas pour autant qu’une entité purement spirituelle et éthérée. Elle est aussi une communauté humaine. Il y a une forme d’idéalisation de l’Église à ne la voir que comme une réalité mystique, en refusant d’accepter les réalités humaines qui la composent, à ne les concevoir que comme de regrettables contingences, un peu dégradantes et indignes d’elle.

Ces mécanismes humains et même institutionnels ne sont pas un « mal nécessaire » à la vie de l’Église. Il n’y a pas d’un côté un processus purement spirituel, qui suffirait à lui seul à faire émerger la vérité et l’unité, et de l’autre de misérables petits marchandages, parce qu’il le faut bien, hélas, mais qui n’auraient aucune valeur propre. Comme si ces débats, ces votes, n’étaient que la preuve de l’imperfection de l’Église au regard de l’idéal qu’elle devrait être.

Pour être bien clair : je ne rêve pas du tout, à l’inverse, de faire de l’Église une institution purement humaine, une simple association ou une entité politique. On en a déjà bien assez comme ça. Je reconnais entièrement l’institution de l’Église par le Christ, ce qui confère un statut radicalement unique dans l’histoire de l’humanité. Mais ne pouvons-nous admettre que cette institution divine de l’Église n’efface pas les mécanismes humains, non seulement individuels mais encore collectifs, et même plus : qu’elle passe aussi par eux ?

Se laisser conduire par l’Esprit est évidemment l’essentiel : c’est bien cela qui doit être premier, et qui doit être recherché par chacun individuellement, et par tous collectivement. Mais croire que cela aboutira à évacuer toute divergence, que cela dispensera à la fin de discussions entre des sensibilités différentes, c’est une illusion dangereuse, contraire à l’histoire de l’Église. Derrière un discours douceâtre, ce mirage relève de la tentation totalitaire.

Nous savons pourtant bien, dans l’Église, que l’unité n’est pas l’unanimité. Nous l’avons appris et nous le répétons depuis le catéchisme de notre enfance. Je me souviens encore de la séance où la notion d’universalité de l’Église « catholique » était illustrée par l’image du bouquet, composée de fleurs toutes différentes et uniques. Mais la pratique montre pourtant que nous avons bien du mal à ne pas les confondre. Nous ne savons pas bien gérer les divergences au sein de l’Église – parce que nous persistons à les penser comme des anomalies, des échecs au regard de ce que devrait être l’Église.

Nous raisonnons trop comme si, au terme du processus d’écoute de l’Esprit, tout le monde sera d’accord. Non seulement cela s’avère faux, dans les faits, mais encore et surtout, ce n’est pas un échec, ce n’est pas le signe d’un manque d’écoute de l’Esprit.

Ne pensons pas que le débat, la controverse, s’opposent à l’écoute de l’Esprit. Il est bien plus probable au contraire que ce soit aussi à travers le débat, la controverse – y compris dans ce qu’il peut y avoir d’âpreté et de virulence – que nous puissions entendre et comprendre ce que l’Esprit dit vraiment à l’Église, parce que cette confrontation collective éprouve et permet de dépasser ce qui peut relever des préjugés personnels de chacun. Dans les crises que traverse actuellement l’Église, nous en avons sans doute besoin plus que jamais. Ce n’est hélas pas tout à fait que ce j’ai pu expérimenter cette année avec la démarche synodale.

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