Bien qu’ayant grandi dans un milieu où il était usuel d’appeler les prêtres « mon Père », j’ai de plus en plus de mal avec cette formule, et pas fondamentalement au nom d’une lecture littérale selon laquelle le titre de père est explicitement prohibé par le Christ lui-même (Mt 23,9). Je viens de prendre conscience d’autre chose.
Une amie très ancienne m’a confié il y a quelques temps sa tristesse et son amertume. Engagée dans l’Église jusqu’au cou depuis sa jeunesse, elle a fini par déserter les bancs de sa paroisse, découragée par la façon dont les nouveaux prêtres avaient progressivement exclu les femmes de tout rôle. D’abord en créant des « servantes d’assemblée » pour éliminer les filles du chœur, puis en ne sollicitant que des hommes pour donner la communion, puis pour les lectures. À quoi s’ajoutait encore des sermons indigents.
Après plusieurs mois, elle avait croisé le curé et lui avait demandé si ça ne lui faisait vraiment rien de voir partir peu à peu des paroissiens fidèles (car elle n’était pas seule dans ce cas). La réponse avait été : « Ce n’est pas grave, d’autres les remplaceront. »
Étant moi-même père, il m’est arrivé, un jour, qu’un de nos enfants soit soudain introuvable. Fort heureusement, cela n’a pas duré, mais pendant les quelques heures où nous l’avons cherché, rien, absolument plus rien d’autre n’avait la moindre importance. C’est comme si tout l’univers s’était arrêté et tant que nous ne l’avions pas retrouvé, le monde entier aurait pu s’effondrer que cela n’aurait pas eu la moindre importance.
La paternité recouvre bien des choses, mais il y a au moins celle-ci : être malade à l’idée de perdre un seul de ses enfants et, si un seul vient à manquer, tout quitter pour le chercher. Un père mériterait-il ce nom s’il restait insensible à la disparition de son enfant ?
(Avant d’aller plus loin, je précise que bien évidemment, c’est tout aussi vrai pour la maternité. Mon propos ici n’est pas de chercher ce qui distingue la paternité de la maternité – ce qui ne me préoccupe pas trop, à vrai dire. Je laisse cela à d’autres que la question semble beaucoup préoccuper.)
Je repense à ce jour chaque fois que, dans l’Évangile, Jésus nous parle du bon pasteur, celui qui abandonne tout pour chercher la brebis qui est perdue (Lc 15, 3-7). Or cette parabole ne vise pas particulièrement la paternité physique. La conclusion de mon histoire s’impose d’elle-même : comment revendiquer la notion de « paternité » et considérer le curé comme un « père » pour le peuple qui lui est confié, quand la désaffection des fidèles ne provoque au mieux que des regrets, au pire l’indifférence – mais pas l’angoisse active du père qui a perdu son enfant ?
Ce n’est possible qu’au prix d’une dénaturation de la notion même de paternité. Les prêtres, qui n’ont pas expérimenté réellement ce qu’est la paternité, ne s’en rendent pas toujours compte et se paient parfois de mots lorsqu’ils invoquent la « paternité spirituelle ».
J’entends bien le discours qui tente de légitimer cette appellation de « père » par la dimension d’effacement progressif de celui qui, ayant guidé les premiers pas, accepte de devenir inutile et se réjouit de voir grandir l’autonomie et la liberté de son enfant. Mais cette acception (qui n’a d’ailleurs rien de spécifique non plus à la paternité : c’est tout aussi vrai de la maternité) n’a de sens qu’articulé à une mission première qui n’est pas tant d’être une « figure d’autorité bienveillante » que de prendre soin, avant tout.
Pour être juste, il faudrait aussi étendre cette indifférence à l’ensemble de la paroisse. Car les frères et sœurs ne sont pas toujours plus prompts que le « père » à s’inquiéter de l’éloignement ou de la disparition des paroissiens. Dans un autre article sur la disparition des néophytes après leur baptême, j’évoquais l’indifférence qui entoure l’accueil des nouveaux membres dans l’Église. Cela nous intéresse tellement peu d’accueillir de nouveaux baptisés qu’on préfère que les familles fassent ça à l’écart, pour ne pas déranger nos petites habitudes.
Je découvre actuellement, bien malgré moi, que cette indifférence s’exprime également en sens inverse, lorsque les fidèles s’éloignent. Or il y en a beaucoup ces temps-ci, qui s’éloignent sans bruit et sans que grand monde semble s’en soucier. Mais l’indifférence est encore moins compréhensible lorsqu’elle émane de celui qui a reçu la charge de son peuple, et pire encore, lorsque ce dernier insiste pour se faire appeler « père ».
Jusque récemment, je pensais que cela n’existait pas vraiment, que c’était surtout les fidèles qui se sentaient obligés, par déférence ou par convention, d’employer ce titre. Mais un ami professeur m’a détrompé. Il venait de rencontrer un de ses anciens élèves, devenu prêtre entre temps. Il l’appelle par son prénom, comme il l’avait toujours fait. Et le jeune abbé de répondre : « euh, non, je préfèrerais “mon père” ». Ce n’est donc pas qu’une vue de l’esprit. Je me demande parfois ce qu’on met aujourd’hui dans la tête des jeunes hommes au séminaire.
On aurait beau jeu d’esquiver le problème en prétendant qu’on ne peut tirer de conclusion aussi générale d’une simple anecdote. Mais devant l’effondrement de la pratique religieuse, on ne peut pas se contenter d’accuser « le monde », ni se rassurer en jugeant que les fidèles qui se sont éloignés n’étaient au fond que de mauvais croyants. Nous devons nous interroger sérieusement sur notre part de responsabilité, en tant que communauté, dans cette désaffection massive. Ceux qui pensent que le départ de paroissiens qui ont été blessés, ou n’ont plus trouvé dans leur paroisse de quoi nourrir leur foi, serait de l’ordre de l’exception se trompent lourdement. Simplement, ces départs se sont font le plus souvent en silence, tandis que restent autour du « padre » une poignée de groupies qui finissent, comme pour le paralytique, par empêcher d’approcher le Christ (Mc 2, 1-12).
À tout prendre, s’ils veulent vraiment être des « pères », que nos jeunes abbés se préoccupent un peu plus de ces départs, qui relèvent de la sollicitude pastorale, plutôt que de développer, par exemple, des discours ineptes sur la virilité qui serait en péril. Aux dernières nouvelles, leur mission première n’est pas tant l’éducation affective et sexuelle de nos enfants, que la vitalité missionnaire de la communauté qui leur est confiée, qui peut commencer, déjà, par s’inquiéter un peu plus sérieusement du départ silencieux et continu de leurs propres fidèles. Lorsque, dans leur tristesse et leur déception, les disciples retournaient vers Emmaüs (Lc 24, 13-33), le Christ ne n’est pas contenté de regretter leur départ en attendant que d’autres, meilleurs croyants, les remplacent. Il a commencé par marcher avec eux.
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