Les paradoxes de Notre-Dame

Le deuxième anniversaire de l’incendie qui a détruit la charpente de Notre-Dame de Paris a été l’occasion de présenter l’avancement des travaux de restauration de l’église mère du diocèse de Paris et cœur de la Cité. Après bien des débats sur l’opportunité d’apposer un « geste architectural » contemporain sur ce joyau médiéval, c’est une reconstruction à l’identique qui a été décidée l’été dernier.

Dov’era, com’era : revenir à ce qui était apparaît comme le choix de la prudence. Certaines maquettes, produites peut-être un peu vite par quelques cabinets d’architectes, dont l’enthousiasme était compréhensible, ne manquaient pas de susciter une profonde perplexité, pour ne pas dire plus. Le sujet fait désormais consensus, appliquant à la cathédrale le bon sens populaire : « on sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on retrouve ». Nous retrouverons donc, dans quelques années, ce que nous avions perdu.

Avant d’aller plus loin, je précise que cette restauration à l’identique me semble préférable, et de loin, à la plupart des maquettes que j’ai pu voir. On ne peut pas repenser Notre-Dame en quelques semaines depuis un bureau d’architecte. Retoucher la ligne d’une cathédrale qui porte l’héritage de siècles est tout autre chose qu’ériger une énième tour de bureaux vitrés à La Défense. Il aurait fallu accepter de se donner beaucoup plus de temps, ce qui était incompatible avec le calendrier volontariste d’un président qui se rêve toujours en Maître des horloges.

Cette décision est pourtant bien paradoxale. « L’identique » que l’on va restaurer est en réalité le fruit de précédentes restaurations, qui elles-mêmes n’ont pas du tout été faites à l’identique. Elles ont transformé l’apparence de la cathédrale. L’exemple le plus frappant est la flèche que l’on va recréer. Flèche qui fut pourtant si funeste pour les voûtes lors de l’incendie. Cet ajout tardif, qui n’était pas une restauration à l’identique de l’ancienne flèche emportée par le vent, a bouleversé la silhouette de Notre-Dame.

Il y a quelque chose d’étrange dans la façon dont le temps fait ainsi son œuvre. Il sédimente les strates successives qui finissent par apparaître comme un tout, qui aurait été là de tout temps. On retrouve ce même processus dans l’urbanisme. Que l’on construise un nouvel immeuble et il se trouvera toujours un voisin pour crier au bétonnage, oubliant que son propre habitat est bien sorti de terre un jour. Mais c’était il y a longtemps. Ça ne compte plus. N’est-ce pas la même chose aussi dans la liturgie, quand on invoque une prétendue « messe de toujours » ?

Avec le temps, tout ne s’en va pas, non : avec le temps, nous finissons par prendre pour acquis ce qui a traversé les années. Au terme de ce processus, ce qui était hier la rupture est devenu la continuité. En restaurant à l’identique, nous allons ainsi contredire Viollet Le Duc, pour qui « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. »

Pourquoi, aujourd’hui, sommes-nous donc incapables de faire ce qu’a fait Viollet Le Duc ? N’est-ce pas, au fond, l’aveu d’une immense faiblesse ? Notre époque ne se fait plus confiance. Elle préfère se tourner vers le passé, comme convaincue que le présent ne lui apportera rien de meilleur.

Il ne manque hélas pas de raisons pour penser ainsi. Il suffit de voir certains grands ouvrages des dernières décennies, si tôt délabrés. C’est peu dire que l’Opéra Bastille ou la Grande Arche ont mal vieilli, quand la « flèche inimitable » d’une autre grande cathédrale semble, elle, taillée pour affronter les siècles.

Ce choix de restauration n’est pas seulement une question d’architecture. Sa signification va bien au-delà. L’écologie nous a fait prendre conscience que nous avions progressivement adopté un mode de vie qui n’est pas durable. Restaurer ce qui a traversé les siècles est-il un acte par lequel nous voudrions symboliquement échapper à l’effondrement vers lequel nous précipite un mode de vie auquel nous avons tant de mal à renoncer ?

C’est d’ailleurs un second paradoxe : ceux qui plaident le plus pour une restauration à l’identique ne sont pas nécessairement ceux qui manifestent le plus, dans le reste de leurs choix, leur volonté d’en finir avec la culture du jetable et le court-terme. Regardons aussi d’où viennent les fortunes des grands mécènes qui ont annoncé leurs dons si vite après l’incendie.

Pourtant, tout ne sera pas restauré à l’identique. Au sein de la cathédrale, plus discrètement, des changements se préparent. Le diocèse annonce ainsi la mise en place d’un nouvel aménagement liturgique. Cela peut paraître une modification a minima, bien négligeable à côté de la question plus sérieuse de la flèche et de la toiture. Mais il touche pourtant à l’essence même de ce qu’est une cathédrale.

Voilà encore un paradoxe : tandis que dans sa dimension patrimoniale, gérée par l’État, la cathédrale va rester figée, dans sa dimension liturgique, en revanche, elle continue d’évoluer. Il n’est pas déplaisant de voir l’Église se montrer ici un petit peu plus audacieuse que l’État, même s’il faut reconnaître que le périmètre est plus limité : il est bien plus simple de déplacer un baptistère que de rétablir une voûte.

Mais cette dissociation entre le patrimoine et la liturgie n’est pas très satisfaisante. Notre-Dame représentait justement synthèse entre culturel et cultuel. C’est la manifestation d’un ultime paradoxe : en voulant reconstruire à l’identique, on va malgré tout transformer Notre-Dame. À l’inverse de la célèbre formule du Guépard (« Il faut que tout change pour que rien ne change »), nous aurions beau vouloir que rien ne change, tout changera quand même.

Un jour, nous reviendrons prier à Notre-Dame. En nous recueillant, peut-être entendrons-nous résonner sous la voûte la voix forte de l’Apocalypse proclamant : « Voici que je fais toutes choses nouvelles. »

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